(This article is also available in English here. Cet article a été traduit par Gwendolyn Whidden et Maxence Martin.)
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a attiré l’attention de la communauté internationale sur la notion de crime d’agression. Un certain nombre d’États et d’anciens représentants gouvernementaux ont spécifiquement demandé la création d’un tribunal spécial pour le crime d’agression pour poursuivre les représentants russes en justice. Bien qu’il y ait des désaccords sur comment un tel tribunal devrait fonctionner, l’enthousiasme pour poursuivre les responsables de la guerre est indéniable.
Le crime d’agression – qui décrit l’usage illégal de la force par un État contre un autre État – est apparu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais s’est révélé particulièrement difficile à condamner depuis lors. De fait, les tribunaux internationaux n’ont condamné personne pour le crime d’agression depuis les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. Les efforts pour poursuivre des représentants russes pour ce même crime d’agression pourraient signaler une plus grande volonté mondiale de tenir les dirigeants pour responsables de l’un des crimes internationaux les plus graves – un crime qui peut également mener à des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et au génocide.
Mais à 5000 kilomètres au sud de la frontière russo-ukrainienne, un autre exemple d’une possible agression a reçu beaucoup moins d’attention. Au cours des 21 derniers mois, les troupes rwandaises ont mené des opérations militaires en République démocratique du Congo (RDC) et se sont directement battues avec l’armée congolaise et des groupes armés. Selon le Groupe d’experts des Nations Unies sur la RDC, Human Rights Watch, et d’autres organisations, les troupes rwandaises sont intervenues à la fois unilatéralement et en soutien au Mouvement du 23 mars (M23), un groupe armé congolais ayant des liens historiques avec le gouvernement rwandais. Même si plusieurs gouvernements ont appelé le Rwanda à cesser son soutien au M23, les États ont généralement évité d’utiliser le terme d’ « agression » ou de tenir le Rwanda responsable de ses actions en RDC, par exemple en réduisant publiquement l’aide au secteur de la sécurité.
Le refus de tenir le Rwanda responsable de ses actions est d’autant plus surprenant que le conflit a eu un bilan désastreux sur les civils congolais. Environ un million de personnes ont été déplacées depuis le début des combats à l’automne 2021, dont beaucoup vivent dans des conditions horribles et manquent d’accès aux articles de première nécessité, notamment à l’eau propre, la nourriture, et aux médicaments. Le M23 est également accusé de violations flagrantes du droit international, notamment d’exécutions extrajudiciaires et de viols – des centaines de cas de violences sexuelles ont également été signalés. D’autres groupes armés avec lesquels le gouvernement congolais coopère ont également été accusés de viol.
La différence de traitement entre les réponses de la communauté internationale à une possible agression en Ukraine et en RDC n’a pas échappé au peuple congolais. Comme l’a affirmé l’ancien candidat présidentiel congolais Martin Fayulu, la communauté internationale « doit faire pour [la RDC] ce qu'[elle] fait pour l’Ukraine. L’Ukraine a un problème, vous le condamnez. Et nous avons un problème au Congo, mais personne ne condamne le Rwanda. Pourquoi ? »
Les États pourraient réagir aux actions de Rwanda de plusieurs manières. Premièrement, comme détaillé dans un article de Just Security que j’ai co-écrit, les pays riches, y compris les États-Unis, devraient geler l’aide au secteur de la sécurité au Rwanda jusqu’à ce que le gouvernement rwandais accepte de retirer ses troupes du territoire congolais et cesse de soutenir le M23. Deuxièmement, les gouvernements devraient publiquement reconnaître que les actions de Rwanda sur le territoire congolais peuvent constituer une agression, envoyant ainsi un signal fort à Kigali. Troisièmement, les États devraient tenir compte des appels de la société civile congolaise qui demande à ce que soient reconnus et jugés les nombreux crimes contre le droit international commis en RDC, notamment par la création d’un tribunal pénal international. Enfin, les États devraient résoudre « l’ambiguïté » quant à la compétence de la Cour pénale internationale (CPI) de juger le crime d’agression, ce qui pourrait possiblement lui permettre de poursuivre le Rwanda.
Les efforts pour tenir pénalement responsables les individus pour l’invasion de l’Ukraine par la Russie sont louables. Mais les appels en faveur de « l’état de droit » sonnent bien creux s’ils ne tiennent pas compte des actes d’agression commis ailleurs.
Le crime d’agression en bref
Le crime d’agression est ancré dans l’un des principes centraux du droit international – l’interdiction de la menace ou de l’emploi de la force par un État contre un autre État. L’article 2(4) de la Charte des Nations Unies ne prévoit que deux exceptions à cette interdiction : (1) la légitime défense « individuelle ou collective…dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée » et; (2) l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies en cas « d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression.»
Le Statut de Rome de la CPI compte l’agression parmi les quatre crimes pour lesquels la Cour est compétente, aux côtés des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du génocide. L’article 8 bis(2) du Statut définit « l’acte d’agression » comme « l’emploi par un État de la force armée contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des Nations Unies. »
L’article 8 bis(1) définit le « crime d’agression » comme « la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État » d’un « acte d’agression » dans la mesure où l’acte « constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies » en raison de « sa nature, sa gravité et son ampleur. » Le Statut contient également plusieurs exemples d’actes d’agression, notamment (1) « L’invasion ou l’attaque par les forces armées d’un État du territoire d’un autre État » et (2) « L’attaque par les forces armées d’un État des forces terrestres, maritimes ou aériennes, ou des flottes aériennes et maritimes d’un autre État. » Il convient de noter que selon la CPI, tous les usages illégaux de la force entre États ne constituent pas nécessairement des actes d’agression – pour remplir les conditions d’un acte d’agression, l’utilisation de la force doit satisfaire les conditions liées à « son nature, sa gravité et son ampleur » décrite ci-dessus.
Il n’y a pas de précédent pour les poursuites de l’agression devant les tribunaux internationaux depuis l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale. Les tribunaux pénaux internationaux créés après les génocides en Yougoslavie et au Rwanda, par exemple, n’étaient pas compétents à l’égard du crime d’agression. La compétence de la CPI à l’égard de ce crime est complexe. Bien que le crime d’agression ait été inclus dans le Statut de Rome lors de sa rédaction en 1998, les États n’étaient pas d’accord sur sa définition et les conditions d’exercice de la compétence de la Cour à son égard. Les États parties n’ont inclus la définition du crime d’agression dans le Statut de Rome qu’en 2010 et n’ont activé la compétence de la CPI sur ce crime qu’en 2018.
Encore aujourd’hui, la capacité de la CPI à poursuivre le crime d’agression reste limitée. La Cour est notamment exclue d’exercer sa compétence : (1) à l’égard d’un crime d’agression commis par les ressortissants d’un État qui n’est pas un État partie au Statut de Rome ; ou (2) à l’égard d’un crime d’agression commis sur le territoire d’un État non partie. Ces limitations ne sont pas un hasard. Comme l’a observé l’International Crisis Group, « les États-Unis ont travaillé en coulisse pour s’assurer que les amendements au Statut de Rome ne créeraient aucun risque pénal pour le personnel américain. »
Une attention toute particulière est portée à cette « ambiguïté juridique » (« jursidictional loophole ») depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ni la Russie, ni la Biélorussie – qui a possiblement mis son territoire « à la disposition » de la Russie pour qu’elle puisse perpétrer « un acte agression contre [l’Ukraine] » – ne sont parties au Statut de Rome.
En l’absence d’un renvoi par le Conseil de sécurité (qui n’est pas envisageable puisque la Russie imposerait son veto en tant que membre permanent) une poursuite par la CPI des représentants russes pour le crime d’agression reste hors de portée.
Poursuivre le crime d’agression devant les tribunaux nationaux présente d’autres défis, tels que l’immunité personnelle ou fonctionnelle (« Personal immunity » ou « functional immunity »). Dans un procès national, les hauts dignitaires russes bénéficieraient probablement de l’immunité personnelle dont jouissent certains hauts responsables d’État du fait de leur poste actuel, comme par exemple les chefs d’État, les chefs de gouvernement et les ministres des Affaires étrangères. L’immunité fonctionnelle – qui couvrent les actes accomplis à titre officiel – pourrait être un autre obstacle à d’éventuelles poursuites. Ces problématiques d’immunité sont l’une des raisons pour lesquelles certains avocats ont combattu les efforts diplomatiques pour limiter un éventuel tribunal à un tribunal national ukrainien qui serait soutenu par des conseillers internationaux. (Les États-Unis ont, en dépit de ces préoccupations, soutenus cette approche).
Poursuivre des représentants rwandais pour le crime d’agression mènerait à des défis similaires. Parce que le Rwanda n’est pas un État partie au Statut de Rome, la CPI n’a pas compétence à l’égard des crimes d’agression commis par des ressortissants rwandais. De même, si un tribunal congolais devait poursuivre des représentants rwandais pour le crime d’agression, il serait probablement confronté aux mêmes problèmes d’immunité que ceux qui s’appliquent aux représentants russes – sans compter les limites liées aux capacités de ce tribunal. Le Conseil de sécurité pourrait théoriquement déférer la situation au bureau du procureur de la CPI puisque contrairement à la Russie, ni la RDC ni le Rwanda n’est un membre permanent qui possède le droit de veto. Mais en réalité, une telle décision est politiquement improbable.
La possible agression de la RDC par le Rwanda
Les hostilités entre le gouvernement congolais et le M23 ont commencé à l’automne 2021, lorsque le groupe armé a attaqué des postes militaires congolais (FARDC) dans la province du Nord-Kivu en RDC. Depuis, le groupe a considérablement étendu son contrôle du territoire congolais, capturant des villes clés et arrivant même à quelques kilomètres de Goma, la capitale provinciale. Les FARDC ont lancé plusieurs offensives pour déloger le groupe, mais à quelques exceptions près, le M23 a battu les FARDC, conquérant souvent de nouveaux territoires lors de contre-offensives. Les efforts internationaux, y compris le récent déploiement d’une force régionale sous les auspices de la Communauté de l’Afrique de l’Est (EAC), n’ont pas résolu la crise, bien que le M23 se soit retiré de certains territoires et villes.
Le M23 n’a pas combattu seul. Dans un rapport confidentiel de juillet 2022, le Groupe d’experts des Nations Unies sur la RDC a rapporté que les Forces de défense rwandaises (RDF) « soit unilatéralement, soit conjointement avec [le M23], se sont engagées dans des opérations militaires contre des groupes armés congolais et des positions des FARDC. » Un an plus tard, en juin 2023, le Groupe a rapporté qu’il a « obtenu d’autres preuves – y compris des preuves documentaires et photographiques et des images aériennes – d’opérations militaires menées par des soldats clairement vêtus de l’uniforme militaire de la RDF dans les territoires de Rutshuru, Masisi et Nyiragongo [régions de la province du Nord-Kivu en RDC.] »
Dans les deux rapports, le Groupe a énuméré les cas dans lesquels les RDF ont combattu aux côtés du M23, y compris des situations où le groupe a attaqué un camp des FARDC dans la ville de Rumangabo et a pris le contrôle de la ville frontalière congolaise de Bunagana. Le Groupe a également découvert que les RDF ont lancé des attaques contre différentes positions des FARDC à Kibumba en mai 2022. (Plus généralement, le Groupe a rapporté que les troupes des RDF ont « mené certaines opérations et envoyé des renforts au M23 dans le but de s’emparer de zones stratégiques ou de les fortifier. »)
En plus d’attaquer les FARDC, les RDF ont probablement combattu d’autres groupes armés en RDC. Entre mai 2022 et juin 2023, le Groupe a documenté de nombreux exemples d’opérations des RDF contre des groupes tels que les FDLR (Forces Démocratiques de Libération du Rwanda), le CMC/FDP (Collectif des Mouvements pour le Changement/Forces de Défense du Peuple) et l’APLCS (Alliance des Patriotes pour un Congo Libre et Souverain).
Le rapport du Groupe de juin 2023 est particulièrement intéressant puisqu’il nomme des représentants des RDF en particulier qui, selon leurs sources, sont responsables des opérations militaires en RDC. Il s’agit notamment du Général de brigade des RDF Andrew Nyanvumba – qui est présumé être responsable de la coordination des opérations des RDF sur le terrain – ainsi que du Général James Kabarebe, qui a supposément conçu et coordonné les actions des RDF. Le nom de Kabarebe est particulièrement notoire étant donné qu’il est actuellement conseiller du Président du Rwanda pour les questions de défense et de sécurité. (Kabarebe a également un long passif en RDC – il y a dix ans, le Groupe l’a accusé de diriger les opérations du M23 lors du premier soulèvement du groupe.)
Les actions du Rwanda ressemblent étroitement aux exemples d’actes d’agression énumérés dans le Statut de Rome. Les opérations militaires du Rwanda en RDC constituent potentiellement un « invasion… par les forces armées d’un État du territoire d’un autre État. » En attaquant les FARDC, le Rwanda a potentiellement commis une « attaque par les forces armées [du Rwanda] des forces terrestres [de la RDC]. »
Le soutien rwandais au M23 pourrait être qualifié d’acte d’agression d’au moins deux autres manières. Premièrement, le Statut de Rome inclut explicitement l’agression par procuration, ce qui implique :
L’envoi par un État ou au nom d’un État de bandes, groupes, troupes irrégulières ou mercenaires armés qui exécutent contre un autre État des actes assimilables à ceux de forces armées d’une gravité égale à celle des actes [d’agression] énumérés ci-dessus, ou qui apportent un concours substantiel à de tels actes.
Il serait facile de justifier que : (1) les opérations conjointes des RDF avec le M23 (et le soutien financier et logistique au M23) ont constitué une « concours substantiel » ; et que (2) les actions du M23 – telles que l’occupation du territoire congolais et les attaques contre les FARDC – sont « d’une gravité égale » aux actes d’agression. Même si les tribunaux n’estiment pas que le Rwanda « a envoyé » le M23 en RDC, dans tous les cas le soutien rwandais constitue probablement « un concours substantiel. »
Deuxièmement, il serait possible d’attribuer les actions du M23 au Rwanda si Kigali exerçait un contrôle « effectif » ou « globale » sur le groupe, bien que le critère précis dépendrait de la jurisprudence du tribunal qui jugerait l’affaire. Plutôt que d’affirmer que le Rwanda est « impliqué » dans les actions du groupe, un tel argument affirmerait plutôt que le M23 a factuellement agi en tant que membre du gouvernement rwandais.
La défense rwandaise : déni et légitime défense (« self-defense »)
Étant donné que le Rwanda nie soutenir le M23 et déployer des troupes en RDC, il est difficile de prédire comment le Rwanda répondrait à d’éventuelles poursuites pour le crime d’agression. Mais des représentants rwandais ont déjà avancé des arguments qui pourraient être compris comme revendiquant un droit à la légitime défense. Le président rwandais Paul Kagame et d’autres ont régulièrement qualifiés les FDLR – un groupe armé créé par les représentants rwandais responsables du génocide de 1994 qui ont fui au Congo après la défaite de leur gouvernement – comme une menace sécuritaire. Créées avec l’objectif de reprendre le pouvoir au Rwanda, les FDLR restent actives en RDC. De même, des groupes comme Human Rights Watch ont accusé le gouvernement congolais de coopérer avec les FDLR dans son conflit contre le M23.
Le Rwanda pourrait également faire référence aux actes de violence commis par des officiels militaires congolais, notamment le soldat congolais qui a traversé la frontière rwandaise et ouvert le feu en juin 2022, le bombardement présumé de villes rwandaises par la RDC en novembre 2022 et l’attaque supposée d’un poste frontière rwandais par des soldats congolais en février. Ces évènements se sont cependant produits bien après que le M23 ait commencé à combattre les FARDC en 2021. Ainsi, ils pourraient difficilement justifier le déploiement initial du Rwanda en RDC ou sa décision de soutenir le M23.
Réfuter la défense potentielle du Rwanda
De façon purement hypothétique, supposons que : (1) le Rwanda a déployé des troupes en RDC ; (2) les troupes des RDF ont attaqué les positions des FARDC ; et (3) le Rwanda a offert un soutien « substantiel » au M23. Toute enquête chercherait aussitôt à savoir si le Rwanda a agi par « légitime défense ». En effet, la Russie cherche à décrire son « opération militaire spéciale » en Ukraine comme de la légitime défense, comme l’ont fait les États-Unis en envahissant l’Irak en 2003. Mais ces possibles arguments en faveur de la légitime défense se heurteraient à de nombreux obstacles, y compris les suivants :
Légitime défense et groupes armés
Tout d’abord, il est possible que les arguments de légitime défense ne puissent pas être invoqués en réponse aux groupes armés (tels que les FDLR). (Traditionnellement, les États ont invoqué de tels arguments en réponse aux agressions armées menés par d’autres États.) Comme l’a expliqué Adil Haque, « la divergence d’opinion [concernant la légitime défense contre les groupes armés non étatiques] est frappante et pourrait devenir encore plus polarisée. » Les États-Unis et d’autres États ont insisté sur le fait qu’il est possible d’invoquer la légitime défense en réponse aux groupes armés. D’autres États ont proposé une vision plus restrictive – une vision qui, sans doute, correspond davantage au texte de la Charte des Nations Unies – selon laquelle un premier État aurait besoin de l’autorisation d’un second État avant de frapper un groupe armé sur le territoire de ce cet État. Sauf en argumentant qu’il répondait à une menace de l’État congolais, le Rwanda devra d’abord affirmer que l’usage de la force en légitime défense peut être appliqué à des groupes armés non étatiques en toutes circonstances.
Les revendications de légitime défense contrent la RDC elle-même – plutôt que sur les FDLR – seraient probablement contredits par la chronologie des événements, étant donné que : (1) les cas de tirs transfrontaliers par des soldats congolais se sont produits après la réémergence du M23 ; et (2) le soutien du gouvernement congolais aux FDLR a probablement été suscité par la réémergence du M23.
Incapable ou Réticent (« Unable or Unwilling »)
Parce que les FDLR sont présentes en RDC plutôt qu’au Rwanda, le gouvernement rwandais devrait justifier l’usage de la force sur le territoire congolais sans l’autorisation du gouvernement congolais. De récentes déclarations de représentants rwandais semblent vouloir résoudre ce problème. On peut par exemple noter la déclaration de Kagame décrivant le gouvernement congolais comme « incapable ou réticent » à gouverner son territoire. Ce choix de mots pourrait en effet avoir une portée juridique. Les représentants américains ont par le passé justifié la légalité de mener des frappes contre un groupe armé sur le territoire d’un État étranger sans son consentement si l’État en question est « incapable ou réticent » à s’occuper de la menace posée par ce groupe. Kagame pourrait ainsi insinuer que le Rwanda a le droit d’utiliser la force contre les FDLR en RDC selon cette même logique.
Il est vrai que ni le gouvernement rwandais ni le gouvernement congolais n’ont réussi à vaincre les FDLR et que ce groupe continue d’opérer en RDC. Mais l’argument américain d’un État « incapable ou réticent » est controversé et a été largement critiqué. Il n’est pas certain qu’un éventuel tribunal accepterait cet argument.
« Agressions armées » des FDLR contre le Rwanda
L’article 51 de la Charte des Nations Unies autorise le « légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée. » Quand bien même le Rwanda pourrait invoquer la légitime défense en réponse aux actions de groupes armés en RDC, il aurait du mal à prouver que ses actions étaient en réponse à une « agression armée. » (Il convient également de noter que l’utilisation illégale de la force entre États doit atteindre un certain niveau de gravité pour être considérées comme une « agression armée » selon la Charte des Nations Unies.)
Les FDLR ont historiquement mené des attaques transfrontalières contre le Rwanda, y compris une attaque en 2019 à Kinigi qui a tué au moins huit civils. Mais le groupe a été considérablement affaibli par les opérations des RDF, souvent menées en partenariat avec le gouvernement congolais. James Kabarebe, alors un haut représentant militaire rwandais, décrivait le groupe comme « au bord de la défaite » il n’y a que quelques années, en 2021. Avant l’offensive du M23, les FDLR se concentraient principalement sur des activités de nature économique en RDC, telles que l’extraction des ressources naturelles.
Toutefois, il est important de rappeler que les fondateurs des FDLR ont fait partie de l’ancien gouvernement rwandais et des milices Interahamwe, responsables du génocide de 1994. Judith Verweijen et Christoph Vogel affirment que :
Bien que leur puissance militaire ait considérablement diminué au cours des dernières décennies, les FDLR continuent de recruter et de véhiculer l’idéologie du génocide. Le Rwanda perçoit donc les FDLR comme une véritable menace pour sa sécurité, même si certains l’accusent de gonfler cette menace à des fins politiques.
Judith Verweijen a précisé dans une discussion ultérieure que les élites rwandaises pourraient considérer la présence des FDLR en RDC à la fois comme une menace à leur autorité et un prétexte utile pour intervenir en RDC.
Quoi qu’il en soit, pour invoquer la légitime défense, il faut plus que la simple perception d’un danger. Le Rwanda devrait probablement démontrer qu’il essaie soit (1) de répondre à une « agression armée » des FDLR passée ou en cours ; ou (2) de recourir à la légitime défense préventivement, pour empêcher une future « agression armée. »
Dans le premier cas, pour utiliser la force en légitime défense, il faut satisfaire la condition temporelle de « l’immédiateté. » La question qui se pose alors est de comprendre quand se conclut le « laps de temps acceptable entre une attaque et une réponse. » (Un État ne dispose pas d’un temps infini après la conclusion d’une agression armée pour répondre par la force en légitime défense.) Le Rwanda aurait probablement du mal à justifier le déploiement de troupes au Congo en 2021, 2022 or 2023 sur la base, par exemple, de l’attaque à Kinigi en 2019. De fait, le Rwanda pourrait chercher à justifier qu’il a agi en légitime défense « anticipée » ou « préventive » pour empêcher de futures attaques des FDLR.
La légitime défense anticipée (ou préventive)
Les juristes restent divisés quant à la possibilité pour un État de recourir à la force en réponse à une future agression armée en toutes circonstances. Pour ceux qui acceptent la possibilité d’une légitime défense anticipée, la question qui se pose alors est celle de l’imminence. Les avocats référencent régulièrement l’affaire du Caroline, qui a établi le principe juridique selon lequel les États doivent démontrer « une nécessité de légitime défense instantanée, écrasante, ne laissant aucun choix de moyens et de temps pour délibérer » pour justifier la légitime défense préventive. Le groupe de haut niveau (« high-level panel ») des Nations Unies sur les menaces, les défis et le changement de 2004 a conclu que « Traditionnellement, en droit international, un État menacé peut lancer une opération militaire à condition que l’agression dont il est menacé soit imminente, qu’il n’y ait pas d’autre moyen d’écarter la menace et que l’intervention militaire soit proportionnée ».
Le standard applicable dans une éventuelle affaire RDC-Rwanda dépendrait du tribunal en place. Mais il est probable que si un tribunal accepte la possibilité de la légitime défense anticipée, le Rwanda soit contraint de démontrer l’imminence d’une future « agression armée » des FDLR. D’autres facteurs, comme les attaques précédents ou l’idéologie des FDLR, ne peuvent pas indépendamment justifier le recours à la force contre le groupe en RDC.
Nécessité et proportionnalité
Enfin, même si le Rwanda proposait un argument de légitime défense préventive convaincant, la légitime défense ne donne pas carte blanche aux États pour utiliser la force comme ils le souhaitent. Il faut que la force exercée en légitime défense soit nécessaire et proportionnée à « l’agression armée. » (L’exigence « d’immédiateté » est discutée ci-dessus.) Roberto Ago, ancien rapporteur spécial de la Commission du droit international, a décrit ces exigences comme « les deux faces d’une même médaille, » expliquant qu’un État qui utilise la force en légitime défense doit prouver qu’il était « incapable d’atteindre le résultat souhaité par un comportement différent impliquant soit aucun recours à la force armée, soit simplement son utilisation à une moindre échelle. » Si un tribunal attribuait tout (ou une partie) des actions du M23 au gouvernement Rwandais (par exemple), Kigali aurait probablement du mal à prouver qu’une occupation militaire prolongée de vastes parties de l’est du Congo ou les myriades d’attaques contre les FARDC étaient nécessaires pour repousser une attaque des FDLR (ou pour empêcher une attaque imminente).
Comme indiqué, le Statut de Rome porte sur la responsabilité pénale individuelle pour une personne « effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État » pour « la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution » d’un acte d’agression. En plus de prouver qu’un « acte d’agression » a été commis, une poursuite judiciaire efficace nécessiterait l’identification individuelle des représentants rwandais potentiellement responsables des actions des RDF – ou du M23 – énumérées ci-dessus. L’identification par le Groupe d’Experts de représentants rwandais qui ont a priori coordonné ou conçu des opérations des RDF en soutien au M23 pourrait être un bon point de départ. De plus, il faudrait que le procureur puisse démontrer qu’au moins un acte d’agression constitue une « violation manifeste de la Charte des Nations Unies » en raison de « sa nature, sa gravité et son ampleur. »
La capacité d’un procureur à le démontrer nécessiterait, bien sûr, une mission d’enquête. Et étant donné les preuves accablantes des opérations militaires de l’armée Rwandaise en RDC et le soutien rwandais au M23, la nécessité d’une enquête judiciaire est également claire.
Deux Poids, Deux Mesures
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a galvanisé les efforts internationaux pour juger le crime d’agression. Mais plutôt que de limiter les efforts à la Russie, la communauté internationale devrait démontrer qu’elle prend au sérieux l’interdiction de la Charte de l’ONU d’utiliser la force, quelle que soit la situation. Comme demandé rhétoriquement par Jennifer Trahan dans un article récent : « Les États ne croient-ils au crime d’agression que lorsque la Russie (et la Biélorussie) violent la Charte des Nations Unies ? Ou soutiennent-ils le crime d’agression plus largement – c’est-à-dire, qu’il faut appliquer l’article 2 (4) de la Charte des Nations Unies ? »
Les États disposent de plusieurs options pour répondre aux actions du Rwanda en RDC. Premièrement, ils peuvent durcir leur discours et invoquer l’éventuel crime d’agression, comme ils l’ont fait à propos de la Russie. Deuxièmement, les États doivent aller au-delà des condamnations et s’assurer que le Rwanda subisse de sérieuses conséquences pour ses actions au Congo. Quand le Rwanda a soutenu le M23 pour la première fois il y a dix ans, la communauté internationale a répondu par une pression économique importante – le gel ou la réduction du soutien financier ont joué un rôle dans la décision de Kigali de cesser son soutien au groupe. Dix ans plus tard, le Rwanda est peu incité à changer de stratégie au Congo étant donné l’absence de répercussions financières, militaires ou diplomatiques. Sanctionner des responsables rwandais pour leurs actions dans l’est du Congo pourrait être une bonne solution.
Troisièmement, les militants de la société civile congolaise demandent depuis longtemps une justice transitionnelle, y compris un tribunal pénal international pour enquêter sur les crimes enregistrés dans le «Rapport Mapping» de l’ONU en 2010, qui a documenté plus de 600 violations graves du droit international commises en RDC entre 1993 et 2003. Les actions du Rwanda sont une raison supplémentaire de soutenir les efforts visant à tenir responsables les auteurs de crimes graves au Congo. Ces efforts ne devraient pas épargner les représentants gouvernementaux congolais et les chefs de milice qui ont également commis de graves violations du droit international.
Enfin, les actions du Rwanda au Congo constituent une preuve supplémentaire de l’importance de fermer « l’ambiguïté » sur la compétence de la CPI à l’égard du crime d’agression. Empêcher les poursuites par la CPI de ressortissants d’États non parties est un manquement grave pour assurer le respect de la Charte de l’ONU. Mais comme l’ont noté plusieurs juristes, modifier le Statut de Rome serait difficile et prendrait du temps. D’autres efforts pourraient être plus productifs, comme la création d’un tribunal pénal international ad hoc pour la RDC, ayant compétence sur le crime d’agression.
La communauté internationale a pris des mesures pour répondre à l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Il est impensable de ne pas répondre avec la même urgence quand s’agit de la République démocratique du Congo. Une réponse forte des États indiquerait en effet que le crime d’agression est inacceptable, quel que soit le moment et le lieu où il est commis.
Cet article a été écrit à titre personnel par l’auteur. Il ne reflète pas nécessairement l’opinion des institutions auxquelles l’auteur a été ou est actuellement affilié.